Esthétique, expérimentation et auto construction autonome

Albert HASSAN

Esthétique de l’autoconstruction autonome

Il est difficile de définir une esthétique de l’autoconstruction autonome par essence. D’une part par sa recherche d’autonomie, puisqu’elle revendique son indépendance totale et donc se veut le produit d’une individualité, et d’autre part, comme je l’ai noté dans le paragraphe précédent, puisqu’elle est rarement conçue dans un souci esthétique particulier. En revanche, on peut noter certaines tendances récurrentes.

Lorsque le logement venait à manquer après la Seconde Guerre Mondiale, et pour des populations incapables de recourir au marché du logement traditionnel, la volonté fut souvent de se fondre en toute discrétion dans un quartier, de ne pas affirmer sa construction comme réalisée par soi-même. Les témoignages des cinq autoconstructeurs du livre de Pierre Gaudin le confirment :
Ce ne sont pas là les maisons qu’ont bâties Louis, Charles, José, Jean et Pierre. Eux se caractérisent par un certain conformisme, un désir de normes, même si pour atteindre leur but, ils se montrent très inventifs. Leur royaume, c’est l’atelier au sous-sol. (…) Ils souhaitent se fondre dans un alignement, un collectif, même s’ils conservent leur part d’originalité et leur fierté d’autodidactes.

Les autoconstructeurs isolés, ayant réalisé des maisons avec des matériaux de rebut, ont au contraire affirmé leur personnalité dans une construction atypique. Ferdinand Cheval a réalisé un palais idéal en pierre au XIXè siècle, d’inspirations très variées, le chalet suisse, le tombeau égyptien, le château moyenâgeux... La maison Picassiette, réalisée par Raymond Isidore, est un florilège de céramique et bris de verre. Don Justo Gallego construit de bric et de broc depuis plus de 40 ans une cathédrale (sans permission de l’Eglise).

De plus, l’architecture de l’habitant doit influencer l’architecture savante dans son ensemble, puisqu’elle est l’expression de ce que l’habitant souhaite pour lui-même (et pour les autres, dans la conception de ses façades), et ce notamment dans l’esthétique qu’il véhicule, comme le rappelle Louis Kahn au CIAM 59 à Otterlo en 1961, cité par Oscar Newman :
Quand j’étais étudiant, nous disposions d’une bibliothèque d’ouvrages de référence divisée en diverses périodes : égyptienne, grecque, romaine, gothique, etc. C’était mon royaume architectural. Si j’avais à dessiner un cimetière, rien n’était plus facile que de me diriger vers la section égyptienne, où je pouvais trouver ce dont j’avais besoin. Je parcourais les livres, et je trouvais de merveilleux exemples qu’il me suffisait de suivre. Puis, lorsque j’eus fini mes études, j’ai fait le tour du royaume ; je tombai sur un petit village, et ce village ne m’était pas du tout familier. Il ne ressemblait à rien de ce que j’avais déjà vu. A travers cette nouveauté, j’ai compris ce qu’était vraiment l’architecture

Expérimentation et autoconstruction autonome

Le rapport de l’autoconstructeur autonome à la construction diffère de celui du constructeur et du concepteur professionnels, puisqu’il est son propre maître d’œuvre. En supprimant le rapport économique entre le futur habitant et le constructeur, il est le seul arbitre du bâtiment (une fois le permis de construire établi) et, tant qu’il utilise des matériaux autorisés ou traditionnels, sa marge d’expérimentation est infinie.
C’est ainsi qu’à Ablon-sur-Seine, les Castors (qui ont construit au total 52 logements sur la commune [1]) ont utilisé quelques techniques nouvelles pour l’époque, comme la paroi double épaisseur ou le plancher monobloc. A Villeneuve-le-Roi, où les Castors étaient également concepteurs, on a laissé à la charge de chaque habitant l’utilisation des combles (non accessibles initialement), s’affranchissant ainsi des normes avant même la livraison des pavillons. Pressés par le besoin d’occuper le terrain plus rapidement, ils ont fait ce choix de construire collectivement des pavillons à autofinir voire autoagrandir sans connaître au préalable celui qu’ils obtiendraient.
L’autoconstructeur se laisse toujours une marge d’expérimentation à l’intérieur de son logement, en n’achevant jamais le travail de finition, et à l’extérieur avec les aménagements autour de sa maison. Cette particularité que ne peut se permettre une construction classique a été racontée par Maurice Vilandrau dans L’étonnante aventure des Castors, trois ans après son emménagement – il reste beaucoup de choses à faire à l’intérieur comme à l’extérieur – et transparaît dans les entretiens que j’ai réalisés avec Bruno Caillard – Quand on a commencé à vivre là tout n’était pas fini. Mais je n’ai pas peur de refaire, de retoucher des choses – Jean-Louis Vacher ou Monique Frösch et Yannic Dekking qui refont des projets au fur et à mesure que la construction avance, Laurent et Marine Joëts dont la maison ne sera jamais finie.
La marge d’expérimentation de l’autoconstructeur isolé est totale. De par sa démarche même, il s’ouvre à toutes les possibilités en s’affranchissant des règles. Il ne dépose pas de permis et revendique un retour à l’autonomie. Ian McLeod a construit nu sa maison en Afrique du Sud10, Louis Frazier s’est établi dans un lieu délaissé des Etats-Unis où il a dû construire une tyrolienne de 150 mètres de long pour traverser la rivière qui le mène à la civilisation11. Bodan Litnianski a construit des murs d’apparence traditionnelle. Il n’en est rien, en s’approchant on y reconnaît des briques, des pierres, des bouchons de plastique, des coquillages… Les murs en bouteille en verre n’ont certainement pas été inventés par un architecte soucieux de contredire le mur en en faisant une source lumineuse, mais plutôt par un autoconstructeur inventif. L’autoconstructeur sans permis de construire de l’habitat subi est dans le même cas de figure, et est amené à expérimenter d’autant plus que son manque de budget l’oblige à employer le plus possible des matériaux de réemploi.

Notes

[1Maurice Vilandrau, L’étonnante aventure des Castors : l’autoconstruction dans les années 50, Paris, L’Harmattan