Formation à l’architecture, Construire autrement

Albert HASSAN

Formation à l’architecture

L’architecture totale remet en cause les fondements de la formation à l’architecture telle qu’enseignée dans la très grande majorité des écoles spécialisées. Elle s’accorde sur ce point avec l’étude de l’architecture vernaculaire ; Bernard Rudofsky, auteur d’Architecture sans architectes, souhaite apporter la lumière sur les qualités constructives et créatives des personnes qui construisent sans connaître l’enseignement classique de l’architecture. Robert Venturi s’est attelé au même sujet dans une attitude de rejet de toute architecture universalisante et de valorisation des traditions locales et populaires.

Pourquoi nos cités modernes si droites et rationnelles sont-elles aujourd’hui délaissées quand un village médiéval impraticable attire les visiteurs du monde entier ? De même, pourquoi les produits de notre industrie nous paraissent-ils sans âme quand nous recueillons précieusement la moindre œuvre issue de mains humaines ? [1] interroge Stéphane Gruet, architecte. En d’autres termes, pour Julien Beller, cesont des modes de construction de la ville qui sont entre guillemets similaires aux modes de construction médiévaux qui font les centres historiques qu’on aime tellement, qui font du pittoresque, un habitat complexe, informel, qui font un tissu urbain de surprises, de matériaux étonnants.

Monique Frösch, dès la fin de ses études d’architecture à Delft, a commencé à travailler dans une agence hollandaise. Très rapidement, son travail lui a déplu, elle n’a jamais vu dans la conception d’elle et de ses collègues l’expression du souhait de l’usager. Elle déplorait de plus l’inadéquation des études, incapables de lui enseigner la construction, qui se ressentait dans le quotidien du travail de l’agence. A alors suivi une longue période de recherches d’un mieux-vivre avec Yannic Dekking, notamment au cours d’un voyage en Australie et Nouvelle-Zélande. Elle y a rencontré nombre d’autoconstructeurs autonomes par le biais du woofing, équivalent anglais du chantier participatif. Elle a alors décidé de mettre à profit sa capacité ainsi que celle de Yannic Dekking à mettre en oeuvre son propre dessin, capacité qui s’est précisée au cours de leur voyage commun en Océanie. Ils ont donc fondé une micro-agence d’architecture qui dessine et réalise des petits projets pour des particuliers. Je trouve que le mieux, ça n’est pas simplement de dessiner les choses mais aussi de les faire, témoigne-t-elle.

Dans le cadre de sa participation à l’AOA (Organisation Alternative d’Architectes), Julien Beller a eu l’occasion peu après ses études de réaliser de petits bâtiments publics. Lui et ses collègues confrontent volontiers leurs savoirs de jeunes architectes occidentaux à l’expérience de ceux qui n’ont d’autre choix que de bâtir avec les outils premiers, à commencer par la main [2]. Frustré par la théorisation à l’excès de ses études, il a accepté en s’exilant de se replonger dans un monde inconnu, et de se placer comme étudiant ayant des nombreux savoirs à acquérir de non-architectes. Il s’est appliqué par exemple à l’adoption de techniques traditionnelles comme le boukarou (toit en paille et murs en pisé).

Plus encore, Samuel Mockbee, architecte américain, s’est fait connaître par la création du Rural Studio à l’Université d’Auburn (Alabama, E.U.), dont l’objectif était la confrontation d’étudiants à la réalité de la construction, doublé de l’espoir d’améliorer la situation de populations pauvres par la fourniture d’une architecture digne. Conscient de l’aspect social trop souvent oublié de l’architecture, il souhaitait que la formation d’architecte étende son programme de « l’architecture sur papier » vers la création de bâtiments réels [3]. Le directeur de l’école d’architecture d’Auburn, M. Ruth, déplorait que la formation à l’architecture était devenue plus concernée par un travail scolaire et moins par la construction. La connexion entre esthétique et les réalités sous-jacentes à la conception avait été perdue. [4] C’est ainsi que le directeur de l’école d’architecture d’Auburn propose à Mockbee de rejoindre son institution, à l’origine d’une collaboration fructueuse pour l’architecture totale.

Construire autrement

Le malaise vis-à-vis du métier traditionnel d’architecte est exprimé plus ou moins clairement chez les tenants d’une architecture totale. Que n’ai-je ressenti le jour où, au début d’un semestre de studio, mon professeur explique sur le ton de l’évidence avoir dessiné une jolie maison pour un client, qui devant le bâtiment fini a souhaité ne jamais revoir son concepteur, sous peine de lui asséner un coup de fusil ? Comment un architecte peut-il négliger à ce point le souhait de son unique client ?

C’est ainsi que Monique Frösch et Yannic Dekking se sont tournés vers le petit projet, réalisé dans une communication idéale avec le client. C’est ainsi que Sonia Vu a souhaité réaliser un dernier projet d’école construit, et qu’elle s’est tournée vers Patrick Bouchain qui lui a proposé de réaliser l’Université populaire du goût d’Argentan. Depuis, elle travaille pour un bureau d’architecture plus traditionnel, mais néanmoins proche la démarche alternative, et est surprise de devoir réaliser des charrettes pour des plans d’exécution dont elle n’est pas sûre du caractère optimal et que n’importe quel professionnel du bâtiment saurait produire. Elle commente son expérience dans notre entretien :
Sur la pratique du métier d’architecte, entre conception et construction, je pense qu’il y a quelque chose à changer, mais je veux faire l’expérience de la construction classique, et mettre le curseur entre les deux.

Notre architecture actuelle viole le bon sens [5], nous dit Yona Friedman. Le langage de l’architecte doit donc être adapté à son interprétation par le profane, propose-t-il. Klaus Overmeyer souhaite revoir les enjeux du dessin, il souhaite que l’architecte permette l’incertitude, enjeu majeur d’une architecture proche de l’habitant. Cette incertitude ne concerne pas la construction proprement dite, mais laisse évoluer le projet en fonction des habitudes que les usagers prennent au fur et à mesure de l’appropriation d’un nouveau lieu [6]. Il élabore ainsi une carte météorologique de Berlin, technique inventée par Yona Friedman qui prend en compte le comportement des habitants dans la cartographie d’un lieu. Le dessin d’architecture sert à diriger plus qu’à commander. Monique Frösch ne s’embarrasse plus de détails d’exécution, que le client ne sait pas interpréter, et son dessin explicite l’ambiance future du lieu et une explication sommaire de sa réalisation pratique.

Jeff Cooper, un étudiant du Rural Studio, a constaté dans le cadre de la conception de la Goat House, son projet de fin d’études, la nécessité de partager le logement de la famille Morrisson pour leur proposer un dessin proche de leur mode de vie. C’est également le credo de l’association bordelaise le Bruit du frigo, qui s’installe dans un lieu avant de travailler dessus. Samuel Mockbee insistait sur le fait que l’architecture, en tant qu’art social, doit être réalisée où elle se trouve et à partir de ce qui s’y trouve [7]. Steve Hoffman, ancien étudiant du Rural Studio devenu depuis professeur, a révisé son dessin au moment du chantier, car la nécessité de la situation l’a induit à repenser ce qui était le plus important dans son projet.

Notes

[1Stéphane Gruet, L’œuvre et le temps, in Construire ensemble : le grand ensemble, Arles, Actes Sud (L’Impensé), 2010

[2Valérie de Saint-Do, « L’architecture à portée de main : AOA », in Construire ensemble : le grand ensemble

[3The architectural profession should “challenge the status quo into making responsible environmental and social changes.” Hence his belief that architectural education should expand its curriculum from “paper architecture” to the creation of real buildings and to sowing “a moral sense of service to the community”. In Andrea Oppenheimer & Timothy Hursley, Rural Studio, New York, Princeton Architectural Press, 2002

[4The two men lamented that architectural education had “become more about academics and less about construction. The connection between esthetics and the realities underlying design was being lost.”, in A. Oppenheimer, ibid.

[5Yona Friedman, L’architecture de survie, Paris, L’éclat, 2003

[6Klaus Overmeyer, in « Participer », in L’architecture d’aujourd’hui, n°368, janvier/février 2007

[7“as a social art, architecture must be made where it is and out of what exists there.”, in Rural Studio