Construire autrement et Réemploi

Albert HASSAN

Construire autrement

La démarche de l’autoconstruction dans les pays riches est fondée sur un besoin de construire autrement, de ne pas se laisser enfermer dans un mode de construction du projet jugé inapproprié. Dans les pays pauvres, où le promoteur est quasi absent du monde de la construction, cette revendication est une nécessité. Le construire autrement des pays riches constitue la norme des pays pauvres. C’est ainsi qu’Hassan Fathy voit dans le village nubien la preuve que laisser l’usager réaliser indépendamment les constructions dont il a besoin constitue le meilleur moyen de fournir une architecture de qualité, loin devant tout projet gouvernemental [1].

L’importance du chantier comme acte primordial de l’architecture et comme lieu de mise en commun du savoir-faire est vécue comme une évidence. J’ai assisté à une corvée de riz au Sénégal, journée passée au nettoyage du champ à la main par des gens du village, qui sont venus aider le propriétaire du champ bénévolement. Des femmes apportent ou préparent la nourriture, les hommes et d’autres femmes travaillent gratuitement, car tous respectent la même logique d’entraide : si j’aide un autre aujourd’hui, il est sous-entendu que plus tard, lorsque l’occasion se présentera, cet autre viendra participer. L’édification d’une mosquée suit le même genre de schéma. Le village prépare l’arrivée d’habitants des villages voisins en accumulant de grandes quantités de nourriture, puis accueille ces derniers pendant tout le temps de la construction, les loge, les nourrit ; des percussions et chants viennent accompagner le travail auquel est convié celui qui souhaite participer.

La construction elle-même est accomplie comme le rite d’une certaine consécration où s’exprime dans l’acte même de la construction tout autant que dans le cérémonial qui l’accompagne l’entraide naturelle des parents, amis et voisins. Si l’attribution de l’espace et des matériaux est quelquefois sujet de tractations, la main d’œuvre gratuite fait rarement défaut. Construire y est une partie de plaisir qui se transforme et se termine invariablement par une fête [2].

Réemploi

Inutile d’expliquer l’intérêt du réemploi pour des populations pauvres. De même que dans le monde occidental avant l’invention du déchet, les habitants pauvres récupèrent ce qui n’a plus d’usage pour d’autres et se servent de cette matière première gratuite pour construire leur environnement. A l’époque de la ruée vers l’or aux Etats-Unis au XIXé siècle, des maisons ont été construites en bouteilles de whisky.

L’artisanat local qui utilise comme matière première les déchets de la ville industrialisée, et surtout le très petit commerce, sont les occupations dominantes des habitants du bidonvillage qui, en général, n’ont pas d’emploi dans la ville industrialisée, explique Yona Friedman.

Soweto a été construite pendant l’apartheid sud-africain pour loger les Noirs travaillant aux mines d’or, interdits de devenir propriétaires et qu’on souhaitait contrôler. Un urbanisme carcéral a été mis en place, avec la possibilité de surveiller les entrées et sorties des travailleurs ; on leur a construit des « match boxes », boîtes d’allumettes, des maisons toutes semblables en briques mais suffisamment solides pour tenir encore aujourd’hui. Les habitants ont personnalisé leurs maisons avec ce qu’ils ont pu trouver, les nouveaux arrivants se sont fait une place dans un délaissé et y ont construit un shack, sorte de cabane informelle entièrement réalisée en matériaux de réemploi.

Au Brésil, l’architecture des favelas fascine de nombreux architectes et touristes. A la Rocinha (Rio de Janeiro), le favelado construit par réemplois successifs, c’est-à-dire qu’il commence par se fournir un abri dans l’urgence, fait de matériaux qu’il ne découpe pas pour pouvoir les réutiliser éventuellement ailleurs. Puis la construction évolue au fur et à mesure des trouvailles : le toit, réalisé de bric et de broc avec différents matériaux (pièces de bois, tôle de bidon aplatie, morceaux de plaque ondulée…) est progressivement remplacé par des tuiles mécaniques ou des plaques ondulées [3].

Les architectes qui interviennent dans les pays pauvres prennent ce facteur en compte, et en font une source de création : ils tentent de sublimer le déchet qu’ils récupèrent en matériau digne. Tyin, association de deux étudiants-architectes norvégiens intervenant en Thaïlande, Andreas Grøntvedt Gjertsen et Yashar Hanstad, utilise des pneus coupés pour les gouttières ou les urinoirs de certains de leurs bâtiments. Pour la bibliothèque Old Market, ils réutilisent des boîtes en bois et des morceaux de bois pour la décoration intérieure du bâtiment.

Notes

[1Hassan Fathy, Architecture for the poor : an experiment in rural Egypt, Chicago, University of Chicago Press, 1976

[2David Georges Emmerich, Soft Architecture – Essais sur l’autoconstruction, Paris, Institut de l’environnement, 1974

[3Didier Drummond, Architectes des favelas, Paris, Dunod, 1981