Expérimentation d’une limite et Temporalité

Albert HASSAN

Expérimentation d’une limite

Les faibles coûts, l’absence de machines, la mauvaise accessibilité du site, obligent l’architecte assistant une autoconstruction à expérimenter sur le thème de ces limites.

Le faible coût est une condition sine qua non d’un projet autoconstruit. Hassan Fathy redécouvre en Egypte la technique de la voûte nubienne, construite en briques de terre crue, évitant le recours à des matériaux coûteux pour la toiture ; il parvient ainsi à réaliser une école pour un tiers du prix habituel. Jean-Christophe Grosso construit des ponts en métal en Haïti pour une somme environ 50% inférieure à celle d’un pont comparable. Julian Salás estime que le prix d’une maison en terre autoconstruite et autogérée dans son processus constructif ne dépasse pas 30 US$ par m2, d’une quincha (construction traditionnelle, tramage de roseau ou bambou recouvert par de la boue) 60 $/m2, tandis qu’une maison en maçonnerie traditionnelle dépasse les 100 $/m2, et qu’une maison livrée de classe moyenne dans la même zone dépasse les 200 $/m2 [1]. Une structure fondée par des Français rassemble dans les années 1970 une communauté de Castors à Dakar (Sénégal) : ils réalisent des logements comparables aux standards de l’époque avec une économie de 50% [2]. Jeanne Bisilliat, sociologue, participe à l’encadrement d’un mutirão [3] à São Paulo (Brésil). Pour obtenir des aides, le mouvement doit construire les maisons à un prix inférieur à un plafond. Pour ce faire, l’architecte coordinateur de l’équipe technique détaille la complexité du rythme des achats qu’il a fallu mettre en place :

Avec la forte inflation, les achats sont faits au moment le plus opportun économiquement (par exemple juste avant la hausse suivante des prix), quitte à ce que le chantier manque un temps, de serrures par exemple. Les prix augmentent chaque semaine. Mais, en mars 1990, le ciment augmente de 2600% quand l’inflation n’est que de 1600% [4].

Lorsque la mauvaise accessibilité s’ajoute à la réduction des coûts, Jean-Christophe Grosso argumente pour la légèreté des ponts que l’association Noria construit. Les matériaux doivent être importés de l’étranger, donc plus le pont est optimisé, moins son coût sera élevé. Une fois les matériaux importés, ils doivent être déplacés jusqu’au site de production, dans une zone non accessible au camion. Le coût des matériaux en est très largement augmenté : en Haïti, le prix d’un sac de ciment varie du simple au double en fonction du lieu d’achat. Le pont doit alors pouvoir être transporté à la main, avec l’aide d’un fardier, d’une roue unique poussée par quatre personnes pour le transport des pièces les plus lourdes (plus de 250 kg).

De plus, l’architecte s‘impose un code de déontologie, qui augmente le prix du projet. Anna Heringer (architecte autrichienne intervenant sur des petits projets au Bangladesh) et Tyin refusent de recourir à l’air conditionné et à l’emploi de tôles pour les toits. Hassan Fathy refuse de construire à l’identique des milliers de maisons sur le même modèle, dans une démarche qui selon lui est trop répandue chez les concepteurs de maisons à bas coûts pour populations en difficulté. Il applique cette opinion dans sa conception du village ex novo de New Gourna, destinée à remplacer un village informel (Gourna) de 9000 maisons que l’Etat souhaite déplacer car situé sur une cité funéraire d’intérêt archéologique.

L’architecte qui entreprend ce massacre d’individualité à grande échelle serait indigné si on lui demandait de concevoir mille maisons différentes pour mille clients privés en un mois. Non seulement indigné, mais malade ; il s’effondrerait au bout d’un mois. Pourtant lorsqu’il conçoit un million de maisons pour les pauvres, il est si loin de s’effondrer qu’il est prêt à reprendre un autre million le mois suivant. Il conçoit une maison et y ajoute six zéros. [5]

Temporalité

La temporalité de l’assistance à l’autoconstruction est dirigée par l’urgence de la situation, la nécessité de fournir un logement salubre à une population sinistrée ou déplacée, celle de fournir un équipement public indispensable au bon fonctionnement d’un village… Cela correspond au rythme de construction de bidonvilles, dont de nombreuses constructions apparaissent en une nuit. Le travail d’Architectes de l’urgence survient après une catastrophe naturelle ; l’association a été créée après les inondations de la Somme en France en avril 2001. Depuis, ils sont intervenus en Afghanistan après le séisme de mars 2002, en Indonésie et au Sri Lanka après le tsunami de décembre 2004, au Pakistan après le séisme d’octobre 2005, en Haïti après le séisme de janvier 2010… Le mutirão de São Paulo a mal programmé le chantier qui s’est déroulé pendant la saison des pluies, conscient du caractère inopportun du calendrier mais mû par le besoin de reloger les familles prenant part au mouvement. Deux à trois ans de construction ont suivi entre un et trois ans de lutte contre les autorités. Avant le chantier, le coordinateur général de l’équipe technique réunit une nouvelle équipe pour accélérer le processus, car il craint que le nouveau maire élu prochainement soit plus hostile au projet.

Hassan Fathy cherche des moyens d’optimiser la production de briques pour les énormes besoins de la construction du nouveau village de Gourna, car il est persuadé qu’un rythme ralenti nuirait à la finalisation du projet. Il convoque alors un spécialiste, le docteur Ytzhar, consultant en mécanique des sols pour l’entreprise Baum-Marpin. Ce dernier propose de mélanger l’eau à l’état de vapeur à la terre et au sable. Il évite de surconsommer de l’eau pour le mélange. Grâce à cela, il constate qu’une brique réalisée sans excédent d’eau et pressée mécaniquement sous huit atmosphères (équivalent à un poids de 9 kg/cm2) peut être employée immédiatement, sans temps de séchage.

Notes

[1Julian Salás, Construcciones con tierra en situaciones de necesidad. La tierra frente al agua y al sismo

[2Annick Osmont, Une communauté en ville africaine : les Castors de Dakar, Grenoble, Presses Universitaires de
Grenoble, 1978

[3Note personnelle : Un mutirão est un mouvement populaire coopératif de lutte pour l’obtention d’un logement.

[4Jeanne Bisilliat, La construction populaire au Brésil, Paris, Karthala et Orstom, 1995

[5The architect who undertakes this wholesale massacre of individuality would be indignant if asked to design a hundred different houses for a hundred private clients in a month. Not only indignant, but ill ; he would collapse after designing twenty. Yet when designing a million houses for the poor, so far from collapsing is he that he is ready to take on another million the next month. He designs one house and adds six zeroes to it. In Hassan Fathy, ibid.