Histoire, Construire autrement

Albert HASSAN

Histoire

Pour Pierre Bernard, la séparation qui caractérise l’activité du chantier n’est pas inhérente à l’acte de construire. Elle est historique et elle a une raison. Son origine se situe à la Renaissance ; elle est contemporaine de l’émergence de l’architecte moderne qui inaugure et incarne à la fois une nouvelle distribution du pouvoir et une forme efficace de séparation du savoir et du faire [1].

Pendant les Trente Glorieuses, le grand besoin de main d’œuvre dans le bâtiment pour la reconstruction d’après-guerre accélère la tendance. Entre 1949 et 1970, la population active dans le bâtiment double pour atteindre 1,7 million de personnes [2]. On embauche directement sur chantier, mais deux facteurs modifient la tendance : la réduction de la demande et l’exigence de mensualisation des ouvriers. Les entreprises externalisent alors leur risque, c’est-à-dire sous-traitent ou emploient des intérimaires de plus en plus souvent. Il en résulte un mal construire d’après les défenseurs d’une auto construction formalisée.

Alors apparaissent de nouveaux projets, dans lesquels l’architecte s’efface en tant que concepteur devant l’usager du bâtiment, se cantonne aux aspects techniques de protection des intempéries, d’arrivée des réseaux, de maintien de l’arrivée de lumière. Ce sont les dessins de Yona Friedman, Archigram, Archizoom… les bâtiments de Georges Maurios (Les Marelles au Val-d’Yerres), de Marcel Lods (La Grand’Mare à Rouen) : les premiers imaginent des superstructures urbaines que l’habitant est libre de configurer comme il le souhaite, les seconds construisent une structure dans laquelle viennent s’insérer les gaines (dans les poteaux de 75 cm par 75 cm disposés tous les 5 mètres pour Maurios, dans la structure tridimensionnelle des planchers pour Lods).

Plus récemment, conscients que les expériences précédentes n’ont pas porté pleinement leurs fruits, les défenseurs de l’autoconstruction formalisée incluent le souhait de l’usager dès le processus de conception, et libèrent une marge d’autofinition à celui-ci. Ils n’accordent pas leur crédit à la démarche de tout laisser ouvert après leur intervention, ils laissent un produit non fini dont ils se sont assurés de la concordance avec l’usager.

Construire autrement

Les évolutions récentes de la société occasionnent des constats qui précisent l’origine d’un construire autrement. D’une part, le chantier fonctionne mal. Dans une enquête sur les ouvriers du bâtiment, Nicolas Jounin [3] déplore la multiplicité des chefs, qui tous exercent une pression sans fondement sur les artisans : ils leur intiment d’accélérer la cadence en permanence, quelles que soient les conditions de travail. De plus, la sous-traitance est employée à outrance, pour externaliser le risque lié à l’emploi de salariés et la variation très rapide de l’activité. C’est ainsi que le directeur des ressources humaines d’un important constructeur confie au sociologue-ouvrier que 70% de son activité est sous-traitée, 100% du ferraillage. Sur l’ensemble des entreprises de gros œuvre de plus de 200 salariés, 41% est sous-traité (selon les chiffres officiels). Sur un chantier que fréquente Nicolas Jounin comme ferrailleur, il dénombre 30 ouvriers salariés par l’entreprise, 30 intérimaires et 40 employés par des sous-traitants. On constate que l’ouvrier travaillant sur un chantier ne sait même pas de quel type de bâtiment il s’agit ; l’intérimaire est employé pour une durée qu’il ne connaît pas avant son licenciement, sur un chantier dont il ne sait nommer que son supérieur direct. La main-d’œuvre est donc déqualifiée, pire encore elle n’a parfois pas le droit de travailler en France et y séjourne clandestinement. La discrimination raciale est appliquée sur le chantier selon un schéma assimilé par tous : les Français en sont majoritairement absents, les Portugais sont les chefs, les Arabes travaillent mal tandis que les Maliens forment de bons manœuvres, mais rien d’autre.

Patrick Bouchain remarque dans notre entretien que l’architecture est l’expression d’une culture, en particulier l’architecture vernaculaire dont les différences apparaissent plus marquées avec les différences de culture. Pourtant, une partie non négligeable (50% dit-il) de la main d’œuvre qui produit de l’architecture est immigrée. On admire en France la culture de cette main d’œuvre, on s’y déplace pour les vacances, à Bamako, Ségou…

D’autre part, l’espérance de vie a largement augmenté depuis le XIXè siècle. La moitié de ce temps est libre de travailler, consacré à l’éducation, aux études, à la retraite. Le chômage est élevé et nombreux sont ceux qui perdent leur relation à la société par l’inconstance de leur rythme quotidien. Il est temps de corriger ces tendances, le recours à plus de réinsertion est nécessaire. L’ère de l’homo ludens, « l’homme qui joue », a commencé avec l’avènement d’une société du loisir. Pour Patrick Bouchain, le meilleur moyen d’être heureux est d’aider à la construction de la vie sociale, et il faut exploiter le temps libre acquis à travers l’allongement de la durée de vie et la restriction des horaires de travail. Peter Hübner et Lucien Kroll prônent la participation systématique des gens à la conception d’un bâtiment dont ils deviendront les usagers. Selon le premier, chaque habitant devrait entretenir une relation émotionnelle avec la maison, et cela apparaît au mieux avec la participation à la conception ainsi qu’à la construction [4]. Laissant de côté le problème de savoir si le monde est ou n’est plus fait ainsi fait pour que les hommes se logent dans des bâtiments autoconstruits, il a mis à l’essai dans ses projets normaux d’insérer une partie de son expérience de la participation. Pour lui, l’homo ludens a besoin d’aventure plus que d’ordre bureaucratique [5].

Notes

[1Pierre Bernard, ibid.

[2Nicolas Jounin, Chantier interdit au public, Paris, La Découverte, 2008

[3Nicholas Jounin, ibid.

[4Diese Urfähigkeit des Sichbehausenskönnens begegnet uns übrigens auch heute noch bei den meisten Menschen, wenn wir sie nur Ernst nehmen und an der Planung und am Bau ihrer Häuser beteiligen,.GmbH Hübner, ibid.

[5Der homo ludens braucht das Abenteuer eher als eine bürokratische Ordnung.–Kolle 37 Abenteuerspielplatz.GmbH Hübner, ibid.