Droit, règlements, La petite et la grande échelle, La transmission de la (des) connaissances (s) et Précarité

Albert HASSAN

Droit, règlements

Pour beaucoup, le droit et les règlements français ont favorisé la construction capitaliste, balisant surtout le rôle de chacun et notamment de l’entrepreneur, sans prendre en compte la possibilité d’alternatives ; c’est le cas des auto promoteurs, des auto constructeurs autonomes, dont les obstacles administratifs à la réalisation de leurs souhaits sont légion. Ainsi, la construction traditionnelle a laissé peu à peu place à une construction fondée sur l’industrialisation du matériau, et les avis techniques, DTU (documents techniques unifiés) ont fait disparaître de nombreuses techniques traditionnelles dont seule la « règle de l’art » est admise.

Selon Patrick Bouchain, notre démocratie est encore jeune, elle n’a qu’un siècle et demi. Mais elle n’a pas encore produit la liberté de l’individu pour que celui-ci puisse produire un objet individualisé dans un ensemble commun. L’analyse du droit qu’il mène systématiquement, montre pourtant l’étendue des possibilités données par la Déclaration universelle des droits de l’homme dans un premier temps, le Code civil dans son livre sur la propriété dans un second temps. C’est ainsi qu’il le contourne dans certains de ses projets, l’académie Fratellini comme on l’a déjà vu, la Condition publique de Roubaix lorsqu’il déclasse la marche de la rue intérieure (qui pose a priori des problèmes de sécurité, il convient d’en mettre au moins trois dans le hall d’un lieu public) en trottoir.

Francis Fukuyama soutient que le champ des normes écrites par l’autorité publique a certes progressé dans les pays développés, il n’a pas encore fait disparaître ce qu’il nomme les normes informelles. Elles ont même un fort pouvoir de remise en cause des normes formelles, et sont à l’origine de certaines d’entre elles [1]. Daniel Cérézuelle considère quant à lui que l’attribution d’un logement « aux normes » ne favorise guère une véritable appropriation de l’habitat et contribue au maintien d’une culture de la dépendance, et craint que le relogement dans le parc social ou très social entraîne une rupture des liens de sociabilité [2].

La petite et la grande échelle

A travers une analyse de la logique économique de l’auto construction formalisée, qui remet en cause notre idéologie économiciste qui ne reconnaît de valeur socialisante qu’à l’emploi, et une analyse du droit en vigueur, se trame une logique intéressante : en reprenant leurs expériences personnelles et celles d’auto constructeurs et d’auto promoteurs, les défenseurs de l’auto construction formalisée prétendent qu’une alternative à la construction du promoteur et de son constructeur est possible. Ils exacerbent les ratés d’une politique de logement axée sur la quantité de neuf produite, puis proposent une solution qu’ils jugent juste de tenter : un rôle nouveau doit être donné à l’autoproduction. Leur raisonnement apporte la crédibilité d’une plus grande échelle de l’autoconstruction, non cantonnée à des marginaux soucieux de s’extraire de l’économie capitaliste, mais Fukuyama, théoricien de l’autogestion, tempère le propos :
Reste que si l’autogestion est une source importante d’ordre social, elle ne peut venir au jour que sous certaines conditions distinctes et ce n’est pas une formule universelle pour réaliser une coordination dans les groupes humains [3].

La transmission de la (des) connaissance(s)

Le Lieu Unique, équipement culturel de la ville de Nantes réalisé par Patrick Bouchain, nous donne conscience que la construction est réalisée en France par un grand nombre d’immigrés dont nous apprécions la culture, pourtant absente dans les projets une fois construits. Les plasticiens Jean Lautrey et Camille Virot y mettent en œuvre des barils découpés pour le toit de la salle de spectacle. Ceux-ci proviennent de notre consommation nationale, mais sont envoyés au Mali après usage. Les insérer dans un projet français met en scène la nécessité d’une réapparition de la culture de nos ouvriers immigrés dans notre production. De même, le revêtement du restaurant a été réalisé par des pêcheurs maliens, et l’un des murs de la salle de spectacle est tapissé de bogolans, tissus africains.

Un double échange pays du Nord – pays du Sud devrait être mis en place, car la réintroduction d’une certaine forme d’auto construction en France pourrait tirer les enseignements de la permanence de ce système dans les pays pauvres. Le maintien d’une pratique qui a disparu dans les pays riches donne aux pays pauvres une attirance, une nécessité d’analyser le fonctionnement économique de cette pratique avant de l’adapter à nous. En échange, le pays riche formalise une méthode et utilise une force publique, c’est-à-dire qu’il crée un marché et pérennise des systèmes menacés dans le pays pauvre qui l’influence.

Précarité

Cependant, l’autoconstruction formalisée inquiète. Voue-t-on son client à une précarité assurée en lui laissant donner les codes esthétiques au bâtiment qu’il reçoit ?

Non, répond Daniel Cérézuelle : l’autoproduction n’est pas le stigmate de la pauvreté [4]. Alain Degenne confirme : non seulement on ne distingue pas de tendances à la différenciation socioprofessionnelle dans la production domestique, plus encore elle ne corrige globalement pas les inégalités [5]. Pourtant, les défenseurs de l’autoconstruction formalisée utilisent de manière récurrente la précarité comme argument de leurs théories. Yona Friedman prévoit peu après les chocs pétroliers des années 1970 un appauvrissement global de la population mondiale, tant dans les pays riches que dans les pays pauvres, et propose d’y remédier par le cadre technique qu’il propose, l’abri en-dessous duquel peuvent s’établir des activités d’accès au logement et à la nourriture, la structure spatiale. C’est alors qu’à son tour devra naître le village urbain, seule solution de sauvetage pour les grandes métropoles [6]. Patrick Bouchain cherche à nous persuader [7] dans la préface de Construire ensemble le grand ensemble.

Quand on construit du logement, on ne fait jamais attention aux habitants les plus modestes, comme si le peuple et sa culture n’avaient plus droit à l’expression [8]

La précarité n’en est pas moins présente en France. Le rapport de la fondation Abbé Pierre le rappelle : parmi les six millions de mal-logés, on ne peut considérer que le million le plus pauvre est réellement logé. Les deux tiers des mal-logés sont de plus dans le parc privé. Le rapport dénombre :

  • 1,2 million sont sous-locataires ou en location meublée,
  • 1,35 million sont locataires du secteur privé,
  • 1,07 million sont locataires du secteur HLM,
  • 0,75 million sont en copropriété dégradée [9].

Notes

[1Francis Fukuyama, Le Grand Bouleversement, Paris, La Table ronde, 2003

[2Daniel Cérézuelle, ibid.

[3Francis Fukuyama, ibid.

[4Daniel Cérézuelle, ibid.

[5Alain Degenne, ibid.

[6Yona Friedman, ibid.

[7Note personnelle : convaincre consiste à exposer objectivement ses arguments, tandis que persuader fait appel à la sensibilité de l’interlocuteur.

[8Patrick Bouchain, Construire ensemble : le grand ensemble, Arles, Actes Sud (L’Impensé), 2010.

[9Fondation Abbé Pierre, L’état du mal-logement en France, 2010