Pour une Autoconstruction raisonnée

Albert HASSAN

L’auto construction est devenue en France celle des populations précaires après la banalisation de l’architecture savante et l’augmentation relative de la valeur de la main d’œuvre dès le XIXé siècle. A chaque crise de logement due à une guerre mondiale s’invente un nouveau moyen d’auto construction. Dans les années 1920, le Cottage Social consacre l’initiative d’un directeur d’entreprise de financer le logement de ses ouvriers. Dans les années 1950 se crée le mouvement des Castors qui reste jusqu’à présent la démarche d’auto construction collective la plus connue. Des groupes touchés par les dommages de guerre qui entraînent une crise du logement généralisée se forment pour construire en commun leur pavillon ou leur immeuble collectif. Le mouvement est encouragé par le ministre de la reconstruction qui utilise tous les moyens à sa disposition pour améliorer la situation. Des personnalités de renom rejoignent l’Union des Castors Pour les Transports de la Région Parisienne, comme Jacques Chaban-Delmas et la maréchale Juin.

En 1964, alors que l’architecte se passionne des publications de l’architecture savante, Bernard Rudofsky publie Architecture without architects à l’occasion de l’exposition du même nom au Museum of Modern Art de New York ; il montre que la théorie architecturale a modifié la vision de la discipline. Dans la participation de l’Etat à la reconstruction, l’architecture savante a pris à sa seule charge la production de logements. Avant cela, dans l’urgence de la réparation des dégâts de la guerre, Le Corbusier dessine la maison Dom-Ino, le plan Obus, projets qui laissent le terrain libre au remplissage de la structure porteuse par des auto constructeurs.

Au fur et à mesure, le logement s’oriente vers une standardisation et une tentative d’industrialisation sous l’impulsion d’architectes comme Jean Prouvé. L’évolution du droit accompagne cette tendance. Il régule l’élaboration d’une construction capitaliste, certifie des matériaux, hiérarchise l’acte d’architecture, l’accessibilité du bâtiment pour tous… et laisse de côté la volonté d’autonomie de certains originaux.

Mais la période sociale post-68 est propice à la revendication d’une vie plus individualisée qui se construit en marge de la société capitaliste avec la suppression du promoteur vu comme une puissance étrangère à la réalisation d’un habitat approprié à son usager. Les autopromoteurs traitent directement avec l’architecte et renouent avec la commande directe du client. Le MHGA, Mouvement pour un Habitat Groupé Autogéré, est créé en novembre 1977. A cette période, Yona Friedman prend conscience de la dérive de l’architecture, qui ne parvient plus à satisfaire le peuple. Le rôle de l’architecte doit être revu à la lumière de l’autoplanification (autoconception) qu’il a involontairement favorisée en s’éloignant de l’usager. Sa vision post-chocs pétroliers d’appauvrissement global de la population, le constat que la ville moderne a éludé la question de la nourriture à travers les capacités nouvelles de transport, l’amènent à écrire L’architecture de survie, parue en 1978. Il restreint le statut de l’architecte à la fourniture de structures spatiales, cadre qui libère l’usager de toutes contraintes et le laisse exercer pleinement son autoplanification. L’architecte devient un enseignant du langage que Yona Friedman invente, sorte de vulgarisation du langage architectural traditionnel, et un spécialiste consultable sur rendez-vous par l’autoplanificateur, exactement comme un médecin. Les projets d’Archigram et d’Archizoom abordent le même thème. L’architecte choisit sciemment de circonscrire sa fonction à l’établissement d’un cadre technique urbain à l’intérieur duquel il refuse d’intervenir.

Ces théories ont une répercussion sur le monde de la construction capitaliste. Marcel Lods achève la construction de la Grand-Mare à Rouen en 1970, George Maurios celle des Marelles à Boussy Saint- Antoine en 1974. Les deux architectes réalisent une structure comprenant en son sein l’arrivée des réseaux nécessaire à l’accomplissement d’une vie moderne. Maurios construit pour un prix très bas, et propose aux futurs habitants d’expérimenter des aménagements à partir d’éléments préfabriqués qu’il dessine. Il les convie à expérimenter pour faciliter leur appropriation d’un plateau libre, et facilite la flexibilité du bâtiment en réalisant des éléments déplaçables à sec et pour lesquels il écrit un mode d’emploi à l’usage de l’habitant. La démarche est critiquée par ceux qui remarquent que de tels bâtiments ne peuvent être confiés à n’importe qui, et ils craignent que les projets de ce type discriminent la population en s’orientant vers les plus aptes, notamment les ouvriers immigrés du bâtiment.

D’autres architectes voient une impasse dans la conciliation de la construction capitaliste et du libre arbitre de l’usager. Ils s’orientent vers la construction d’un autre habitat plus individualisé et plus moderne selon eux. Antti Lovag dessine une maison-bulle et la construit lui-même : il devient autoconstructeur dans le cadre de l’exercice de sa profession, et travaillera par la suite pour des auto constructeurs non spécialistes. L’architecture totale apparaît, elle supprime le rôle du constructeur pour expérimenter une technique qu’elle trouve plus appropriée à l’individu démocratique.

De nos jours, l’autoconstruction reste pratiquée par les populations précaires ; le geste le plus simple en est la création d’un abri en carton par le sans-abri. Mais des populations socialement privilégiées s’y intéressent également, car elles trouvent le temps de concilier travail rémunéré et accomplissement d’un souhait d’autonomie. Il est vrai que le temps de loisir a crû avec l’amélioration des conditions de travail. Depuis quelques années, l’autopromoteur réapparaît avec la révolution écologique. Il souhaite comme le membre du MHGA participer pleinement à la réalisation de son habitat, et assume son ambition d’habitat propre, écologique, que le promoteur ne semble pas lui apporter. L’architecte a dans ce cas des projets à l’échelle d’un bâtiment ou d’un groupement de maisons individuelles.

L’architecte autoconstructeur se soustrait dans le cadre de petits projets du rôle de constructeur. Il réalise lui-même des bâtiments auxquels la construction capitaliste refuse de prendre part, car elle s’insère dans une logique d’assurance et refuse d’assumer une incertitude, un risque qu’elle traduit en termes financiers. Ou bien l’autoconstruction par l’architecte prend place dans son cursus de formation dans le cadre de programmes qui reprochent à l’école son abstraction trop grande et son refus de se confronter au réel.

L’architecte frustré du mal construire qu’il éprouve en Occident cherche alors à résoudre le problème à plus grande échelle que l’architecte autoconstructeur. Il renouvelle une vision de l’autoconstruction formalisée et prend part à l’appropriation du bâtiment par l’usager. Ce dernier intègre le projet architectural dès la conception (tant dans le cadre de logements que d’équipements), que l’architecte refuse de dissocier de la construction. Ce dernier ouvre le chantier à tous et en fait un acte majeur d’architecture, non une simple réalisation grandeur nature en trois dimensions d’un dessin à l’échelle.

Dans les pays pauvres, la situation reste favorable à une économie non monétaire pratiquée quotidiennement par la population. Le problème de l’auto construction formalisée se pose donc différemment. Le contexte légal est propice à l’expérimentation. Les réalisations récentes d’Elemental renouvellent l’idée que l’architecte doit maintenir dans sa conception d’un cadre technique une marge d’auto construction. Au Chili, l’architecte cantonne son rôle à celui de la fourniture d’une maison réduite sans finition et d’une possibilité d’extension dans une dent creuse, une fois les critères de sécurité et de résistance sismique et les contraintes d’accès aux réseaux remplis.

Il a été récemment rejoint par l’aide internationale qui a longtemps hésité sur son rôle. Celle-ci est intervenue dans un premier temps pour la reconstruction d’urgence et a répondu par la réalisation d’abris. Puis elle a cherché des solutions plus durables et s’est emparée seule du problème. Mais la population n’a pas trouvé dans son nouvel habitat les conditions appropriées à son mode de vie, et l’a parfois négligé. Depuis, l’aide internationale s’oriente vers la participation des populations sinistrées au processus de relogement, son métier est l’assistance à l’autoconstruction. La même erreur a été commise plus tôt avec la tentative d’appliquer le modèle du lotissement européen à une coopérative de Castors sénégalais promue par un acteur paternaliste français.

Avant elle, Balkrishna Doshi a proposé pour la construction d’Aranya (Indore, Inde) en 1989 de fournir les premières nécessités à l’habitant libre de construire selon l’un des modèles réalisés sous les ordres de l’architecte. Plus tôt encore, dès les années 1940, Hassan Fathy avait orienté ses recherches vers la construction à coûts réduits dans un pays où les matériaux sont chers et la main d’œuvre bon marché ; il a redécouvert la technique traditionnelle de la voûte nubienne entièrement en terre, sans matériau coûteux pour la toiture. Il a promu l’auto construction et la formation des constructeurs sur le chantier-même par des maçons professionnels, pour favoriser une économie in situ, galvanisée par la demande créée par l’architecte. La perpétuation des savoir-faire est une constante dans les projets de micro-associations d’architectes, comme Tyin ou Anna Heringer.

L’auto construction ne consacre pas une récession de l’architecture. Elle s’inscrit dans une modernité fondée sur l’individu, elle ne souhaite en aucun cas revenir à une période révolue de l’architecte-artisan et de l’habitat traditionnel auto construit. Elle offre plutôt la diversité de choix nécessaire à l’aboutissement d’une démocratie et la possibilité pour le citoyen de participer de manière tangible à la construction de son environnement. Elle propose également d’accompagner les populations précaires à la réalisation d’un habitat ou d’équipements qu’elles ne pourraient pas se doter dans une construction fondée uniquement sur l’économie monétaire.

Certains pourraient craindre que l’architecture perde globalement de sa sensibilité avec la participation active de l’usager dans la conception d’un bâtiment et le refus de l’architecte de prendre des décisions d’ordre purement esthétique. On pourrait répondre à ceux-là qu’il existe bien des architectes autodidactes reconnus, comme Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc, Richard Buckminster Fuller, Tadao Ando, qui sont parvenus malgré l’absence de formation à réaliser des projets enseignés dans les écoles d’architecture. Mais l’exception procurée par ces rares exemples ne permet pas d’éviter le problème.

En revanche, on peut souhaiter que la population, éduquée à l’architecture et à son langage lors de son premier projet d’auto construction, devienne plus apte à juger de la qualité spatiale qui l’entoure, et voie ses critères de sensibilité architecturale prendre une place plus importante dans ses choix esthétiques. Les architectes ne peuvent déplorer l’absence de bon goût chez leurs clients et les usagers des bâtiments qu’ils réalisent tout en les éloignant de la conception et des décisions inhérentes et formatrices qu’elle engendre. Dans les pays pauvres, la formation d’architecte est plus rare mais le besoin de spécialistes n’en est pas pour autant diminué. Cela n’induit pas l’absence de qualité architecturale, puisque les villages traditionnels constituent une attraction pour le touriste et un terrain d’études pour l’architecte. Le rôle de concepteur a été remis à la population jugée adéquate par ses pairs ; dans de nombreuses communautés africaines, le sage doit être consulté avant d’entreprendre une construction.

Le rôle de l’architecte, en particulier dans le domaine du logement – la maison en appelle beaucoup à l’imaginaire de son occupant – reste à définir. L’acteur public, par l’intermédiaire de l’évolution du droit et de l’orientation de ses budgets, s’est consacré au XXè siècle à la production de logements neufs pour les populations en difficulté (d’abord les sans-abri de la guerre puis les mal-logés). Il a vu dans le logement social l’occasion de redonner une dignité à l’habitant, de lui donner les conditions de vie de l’homme moderne, et a accompagné cette évolution. Il a également vu dans la construction à grande échelle l’opportunité de relancer une économie détruite par la guerre et la fin de l’ère industrielle. Il a lutté contre cette tendance et a tenté d’industrialiser la production du bâtiment. Cela convient en théorie parfaitement à la nécessité de diminuer les coûts.

Mais la durabilité de ces projets n’est pas à la hauteur. L’habitant y sent une désocialisation et le problème des logements se pose différemment aujourd’hui. A une époque où les coûts sont calculés en incluant la pérennité du produit (coût global), la réalisation de logements standard devient moins avantageuse financièrement. L’autoréhabilitation semble une voie intéressante, puisqu’elle favorise l’appropriation du logement, caractéristique qui fait défaut à l’habitat-clé-en-main. Les effets favorables d’une telle pratique pour des populations déterminées (capables de consacrer du temps au projet et qui possèdent la force physique pour le réaliser) ne se font pas attendre, montre l’expérience. Alors, pourquoi ne pas pousser cette logique jusque dans la conception des bâtiments ?

Les autoconstructeurs autonomes ont déjà pris ce facteur en compte, et prennent à bras-le-corps la question de la construction, sans nécessairement la maîtriser avant de commencer leur projet, et quitte à y laisser des plumes. Leur impact reste moindre, mais les normes d’un Etat démocratique devraient être adaptées par l’acteur public à leurs revendications.

L’autopromoteur marque un pas de plus : il admet la spécialisation de notre économie, et ne souhaite pas prendre part à la construction proprement dite de son habitat (sauf rares exceptions). En revanche, sa démarche prouve qu’une voie alternative à la construction capitaliste est possible ; elle est fondée sur la substitution du promoteur par la future coopérative d’habitants. L’auto promotion nous enseigne plus sur une solution possible au problème de l’architecture en circuit fermé et sans place pour l’usager que l’auto construction autonome qui refuse toute participation du professionnel dans son projet. Elle n’est pas nécessairement destinée à rester un cas à part, et les structures d’accompagnement à la résolution des problèmes administratifs et de constitution d’un objectif commun tendent à la banaliser. C’est une démarche commune dans des pays voisins de la France, notamment l’Allemagne et le Danemark. Est néanmoins indispensable pour la diffusion de ce modèle l’intervention de l’Etat, qui se doit de faciliter et encourager la procédure.

L’auto construction formalisée cherche toujours les conditions de l’application à grande échelle des principes de l’autoréhabilitation. Les projets récents, et les expériences d’architectes autoconstructeurs, restent à explorer et à confronter avec l’évolution des bâtiments dans le temps. La temporalité de ces projets ou la nécessité de faire vivre de jeunes architectes sur chantier pose un problème de concurrence avec la construction capitaliste. Une nouvelle fois, c’est par l’impact médiatique (de la population profane par le médium le plus commun, et des spécialistes dans les médias consacrés à l’architecture et à la construction) et l’intervention de l’acteur public que ces tentatives pourront devenir plus répandues.

Quelle qu’en soit l’évolution, l’ensemble de ces démarches vise à la résolution du problème d’appropriation de bâtiments neufs, de l’usage des délaissés… Il questionne l’exercice et l’enseignement de l’architecture. La démocratie occidentale n’est pas encore parvenue à concilier ses principes égalitaires avec l’expression de l’individu. L’autoconstruction constitue une éventualité tangible qu’il convient d’expérimenter sur demande des usagers, et non en les consultant dans le cadre d’une démocratie participative à la mode et sans véritable effet. Elle restera certainement réduite à une minorité des projets réalisés, mais la création d’un nouveau marché engendre une multiplication du profil des acteurs (populations précaires ou non, architectes, constructeurs, associations…) dont on peut espérer qu’elle favorise le mouvement. Je n’ai pas évoqué la question de l’avenir des ouvriers et artisans, mais j’espère que certains suivront l’occasion qui se présente pour eux de changer leur statut pour celui de formateur (dans le cadre de chantiers participatifs, dans l’encadrement initial du projet autoconstruit…). Ce n’est pas l’unique solution qui apparaît, mais elle mérite de trouver sa place dans le monde de la construction.

Dans les pays pauvres ou émergents, la situation économique ressemble à celle de l’autoconstruction précaire des pays riches jusqu’au milieu du XXé siècle. L’architecture aurait tort de réaliser les mêmes erreurs. Il est hasardeux de prévoir l’évolution future de ces pays, et il est plus opportun d’analyser la situation et les tendances actuelles. On prend alors conscience de l’inéluctabilité (au moins provisoire) de l’autoconstruction dans les pays pauvres. En revanche, il est hors de propos de soutenir le développement de ces pays par l’intervention ponctuelle de ressortissants étrangers sans mettre en place les moyens d’une durabilité du projet réalisé, sauf dans les cas d’extrême urgence. Les moyens éducatifs sont plus importants dans les pays riches pour pérenniser un système. Le devoir d’architectes et associations travaillant à la construction des pays pauvres doit se faire dans l’humilité de la méconnaissance d’une culture et d’un mode de vie autres, et permettre la reproduction de la démarche de valorisation des savoir-faire, de maintenir une économie locale et de réinsertion de populations stigmatisées et peu éduquées, que nous envions si souvent dans notre société si bien ordonnée.